Oran, Algérie

Oran

C’est la troisième fois qu’elle fait le tour du rond-point.

A chaque tour, c’est le même manège: la voiture rouge s’approche de ma sœur Marie, ralentit, la frôle, la vitre se baisse, les yeux s’écarquillent, la bouche s’agrandit. Puis le véhicule repart, cette fois pour son quatrième tour de rond-point.

Il va y avoir un accident, prédit ma mère.

Je vous ai déjà parlé des dons psychiques de ma mère? On lui parle d’un garçon qui nous rend triste par son silence, elle répond: “Il t’appellera ce jeudi”. Et il appelle jeudi. On s’inquiète pour une amie qui s’embourbe dans les ratés de sa vie, elle répond: “Tout s’arrangera en mai”. Et en mai, l’amie trouve travail, petit-ami et appartement. Quand on explique qu’on part aux Philippines, elle répond “Tu n’y resteras pas plus que quatre mois, tu vas trouver mieux ailleurs”. Et je me fais embaucher par la meilleure-agence-du-monde (oui, je suis corporatiste) à Moscou au bout de… quatre mois.

(Bon il y a aussi une forte probabilité que la Maman-Boule de Cristal ait en réalité tendu un billet de 200€ au garçon récalcitrant, trouvé l’appart à la copine, fait le pied-de-grue devant le bureau de l’agence pendant quatre mois.)

A nouveau, la voiture rouge ralentit devant ma sœur, puis accélère, les yeux toujours rivés sur ses beaux cheveux bruns et emboutit une fourgonnette.  Brouhaha. Une dizaine d’hommes se précipitent vers le lieu de l’accident. Ca hurle, ça insulte, ça suppute dans tous les sens: le propriétaire de la fourgonnette cherche un coupable, et ma sœur se sent soudainement visée. On s’éclipse.

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Oran, Algérie. Voici six mois que ma famille y a déménagé. Le père adore, la mère supporte. Pas facile de porter tous les jours les lourds regards des passants dans une ville où les femmes à la tête nue ne sont pas toujours les bienvenues. Et si on se couvre la tête, ça ne change rien: le “htiste” ou plutôt le “muriste”, homme désœuvré qui, adossé à un mur, passe ses journées à dévorer du regard toute courbe féminine de passage, est un concept national.

Mais Oran, c’est aussi la grande Bleue à portée de terrasse, des grillades en plein air avec des étoiles en guise de lampions et des road-trips qui n’en finissent plus de soulever la poussière du pays.

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(et beaucoup de fleurs)

En 1939, quand Albert Camus finit son essai Le Minotaure, qui raconte avec âpreté un Oran assommé par le soleil estival, il rajoute en préface: “Cité heureuse et réaliste, Oran désormais n’a plus besoin d’écrivains: elle attend des touristes“.

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Exemple de modèle mixte: l’écri-touriste 

Hélas, l’Algérie d’aujourd’hui ne veut plus de baroudeurs, de curieux, d’admirateurs pour ses montagnes pourpres et sa campagne brute de beauté. Le tourisme, aux yeux de son gouvernement, est source d’instabilité politique (le Lonely Planet, cet ouvrage si corrosif) voire économique, avec le flux de monnaies étrangères qu’il implique.

Mais si, comme moi, vous réussissez à obtenir un visa tourisme quelques heures avant votre décollage, alors bienvenue au bled, les amis. Vous allez adorer vous empiffrer, sniffer les fleurs et visiter les ruines de ce pays magnifique.


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“Forcés de vivre devant un admirable paysage, les Oranais ont triomphé de cette redoutable épreuve en se couvrant de constructions bien laides. On s’attend à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie par la brise des soirs. Et, mis à part le quartier espagnol, on trouve une cité qui présente le dos à la mer, qui s’est construite en tournant sur elle-même, à la façon d’un escargot. Oran est un grand mur circulaire et jaune, recouvert d’un ciel dur. Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais : c’est l’ennui. Depuis longtemps, les Oranais n’errent plus. Ils ont accepté d’être mangés.”

(Albert Camus, Le Minotaure, 1939)

 

Post rédigé à Moscou, où le printemps arrive, avec -10°C au compteur (sortez les maillots!).